dimanche 4 mars 2012

Suisse – UE : une nouvelle donne stratégique ?



L'observateur attentif ne manquera pas de relever le profond décalage entre la sévérité des propos (voir ci-contre) de la Commissaire européenne Viviane Reding et la réalité de l'Europe actuelle. Pour faire court, l'UE a subi une déstabilisation radicale avec la crise financière de 2008 et se trouve aujourd'hui, pour prendre une image forte, dans la situation du Titanic après la collision avec l'iceberg.
Or, dans un tel contexte, Viviane Reding - et la Commission européenne à travers elle - poursuit le discours des années 90 stigmatisant le risque d'un Alleingang pour la Suisse et la difficulté croissante, voire l'impossibilité de la voie bilatérale.
Du point de vue stratégique, il importe donc d'éclaircir ce décalage entre le discours et la réalité afin de ne pas se laisser aveugler par les mots et éviter de se fourvoyer dans l'appréciation de la situation. Soulignons que ces éclaircissements ne s'appuient pas sur les différents arguments des partis politiques de notre pays, mais se situent dans une optique stratégique, c'est-à-dire essentiellement celle des rapports de force et de la liberté d'action. C'est pourquoi il faut, d'abord, se pencher sur le discours lui-même et, ensuite, tenter d'esquisser les principaux caractères de la situation stratégique actuelle.

Un discours en décalage
 « L'UE ne va pas beaucoup s'occuper d'un pays qui refuse de le rejoindre »

« C'est à la Suisse de s'adapter à notre marche forcée »

Viviane Reding
Commissaire européenne en charge de la justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté
Le Temps, 13 novembre 2010
Rappelons pour commencer que ce discours de la Commission européenne est également celui des services concernés de la Confédération et de certains médias suisses : la Suisse risque l'isolement, sa position (Sonderfall) est de moins en moins bien comprise à Bruxelles, une adhésion est à terme incontournable. Il s'agit là, presque mot pour mot, des arguments qui ont dominé le débat autour de l'EEE et de la voie bilatérale dans les années 90. A ce moment-là, une telle argumentation avait sa logique et sa justification : la Guerre froide venait de se terminer ; en lieu et place de l'opposition de deux blocs politiques, un Grand Marché s'installait à l'échelle de l'Europe occidentale ; la question de l'isolement de la Suisse (Alleingang) était alors pleinement pertinente. Il était en effet impératif de s'interroger sur les conséquences du changement de paradigme intervenu avec la chute du Mur de Berlin. Autrement dit, ce discours était adapté à la situation et s'efforçait de poser les bonnes questions par rapport à la nouvelle donne stratégique de l'après-Guerre froide.
20 ans plus tard, force est de constater qu'un tel discours n'a plus grande légitimité. Alors que pendant ces deux dernières décennies la compétitivité de la place économique suisse n'a cessé de s'améliorer, que le chômage et la dette publique se sont maintenus à des taux très bas en comparaison européenne, inversement la situation économique générale de l'UE n'a cessé de se dégrader pour atteindre de nos jours le seuil critique que l'on connaît (chômage croissant, dette et déficit publics hors de contrôle, charges sociales trop lourdes, risque de désindustrialisation). La crise financière a montré que ces problèmes ne sont pas seulement d'ordre conjoncturel, mais structurel : l'UE s'est construite autour d'un noyau d'Etats économiquement et industriellement avancés (Allemagne, France, Italie, Benelux, Royaume-uni) avec, comme principe directeur pour l'adhésion d'Etats moins développés, un important soutien financier (fonds d'adhésion, prêts sans intérêt) pour permettre à ces Etats (Espagne, Grèce, Irlande, Portugal notamment) de rejoindre le niveau de développement du noyau initial.
La crise actuelle a mis en évidence l'échec de ces efforts. Car, après plus de 20 ans de financement communautaire, non seulement ces Etats n'ont pas pu rejoindre le peloton de tête, mais ils sont en situation de quasi-banqueroute. De plus aujourd'hui, le noyau des Etats avancés n'a plus la même santé économique et financière qu'auparavant. Par conséquent, tant les débiteurs que les créanciers de cette « politique d'ajustement » sont désormais dans l'incapacité de poursuivre leur action : d'où la nécessité d'appréhender la déstabilisation de l'UE non plus seulement d'un point de vue conjoncturel mais bel et bien structurel.
Dans ces circonstances, on comprend que le discours des années 90 n'est plus adapté ; on peut même dire qu'il est devenu trompeur et comporte le risque d'une appréciation erronée de la situation. Il ne s'agit pas ici de dire que la Commission européenne cherche à « tromper » la Suisse ; un tel reproche relèverait des discussions du « café du commerce ». Mais il s'agit de prendre conscience qu'en tant que bureaucratie supranationale, elle est relativement déconnectée de la réalité : comme toute administration centrale, son cadre de travail et de réflexion n'est pas dictée prioritairement par l'analyse de la situation économique, mais principalement par la planification quadriennale ou quinquennale de ses activités et de son budget.
Par conséquent, si le discours sur l'isolement de la Suisse est devenu sans fondement, comment décrire la situation actuelle ?

Un changement d'échelle d'envergure structurelle
Il apparaît que la question qui se pose n'est plus tant celle de l'isolement de la Suisse, de l'impossibilité de la voie bilatérale et de son éventuelle adhésion à l'UE. Il s'agit plutôt de se demander, compte tenu des importantes difficultés structurelles mentionnées plus haut, dans quelle mesure la relativement florissante place économique suisse peut se maintenir au milieu d'une Europe en désarroi.
Certes, la place économique suisse est aujourd'hui un des importants producteurs de richesses (emploi, capitaux, technologie) en Europe occidentale. Et si l'on conjugue ces performances avec la qualité de la place universitaire, de ses infrastructures et des recherches qui y sont menées, il est alors possible d'avancer l'idée que l'on se trouve en présence d'un véritable foyer de prospérité en Europe occidentale. Il ne s'agit pas ici de faire de l'autosatisfaction béate, mais de tenter de prendre la mesure de l'enjeu stratégique en cause. Certes, le marché suisse ne fonctionne pas en circuit fermé ; il tire son dynamisme des échanges internationaux. C'est ce constat qui justifie sans doute aux yeux de certains le discours discuté au paragraphe précédent : précisément parce que la Suisse est prospère (sous-entendu grâce au Grand Marché européen), sa position vis-à-vis de l'UE doit être précisée dans le sens d'un plus grand rapprochement encore.
Or c'est là que notre analyse diverge de manière fondamentale. Car l'exemple du développement contradictoire de la Suisse et de l'UE ces deux dernières décennies tend à indiquer que la prospérité ne dépend pas uniquement d'une intégration plus ou moins étroite au Grand Marché. Là aussi, il faut envisager d'autres causes moins conjoncturelles et plus structurelles. Le modèle de développement socio-économique de l'Europe communautaire a, semble-t-il, atteint ses limites historiques ultimes, c'est-à-dire celles de l'Etat-nation bureaucratique centralisé tel qu'il a été conçu au XIXe siècle dans le sillage de la révolution industrielle. La crise actuelle centrée autour de la dette marque l'épuisement et la fin de ce modèle historique. En ce sens, le recours à l'image du Titanic n'est pas innocent, Ernst Jünger  l'avait déjà utilisé pour symboliser la faillite de la civilisation industrielle. Nous pensons que c'est à ce niveau macro-historique que doit se placer la réflexion, celui d'un tournant d'envergure civilisationnelle marqué par la fin du cycle hégémonique américain, la fin du cycle de l'Etat-nation et de l'ère industrielle. L'Europe entre probablement dans une période de désordre prolongé et de chaos systémique.
Et, à chaque longue période de crépuscule, on assiste à un phénomène semblable : l'effondrement des institutions centrales entraîne celui des institutions périphériques. Mais, à chaque fois également, des enclaves subsistent, se maintiennent, voire connaissent un essor en complète contradiction avec le marasme ambiant (Rhodes au moment de l'effondrement de la civilisation hellénistique, Hambourg pendant la Guerre de Trente Ans pour ne citer que les exemples les plus connus).
En conséquence, c'est par rapport à la faillite d'un système arrivé à la fin de son cycle historique qu'il importe de poser la question du maintien d'un foyer de prospérité. C'est à cette échelle structurelle qu'il convient de raisonner sur la position de la Suisse en Europe, une échelle « plus tactique » (adhésion ou voie bilatérale) rend très difficile, voire impossible une appréciation de la situation dans toute son ampleur. Car, la faillite du système institutionnel au proche voisinage de notre pays ne pose pas la question en termes d'intégration, mais en termes de destruction ou de survie. Pour reprendre l'image maritime du début, la frégate Alinghi peut-elle évitée d'être aspirée par le naufrage du paquebot de l'Europe communautaire ?
A ce propos, et en guise d'épilogue, la sévérité des propos de Viviane Reding nous fait immanquablement penser aux derniers soubresauts d'un malade à l'agonie... et on sait combien ces soubresauts peuvent être violents.

Bernard WICHT
Privat-docent, Institut d'études politiques et internationales, UNIL